14 novembre 2018

chantier "Talandier et Lepoutre"

Avant, Talandier pouvait se pencher sans peine et, même, marcher tout près du vide. Avant qu’il soit père, avant Lise et Théo. Avant que sa femme le quitte et ceux qui partent en nous laissant avec ces mots tout simples qu’on n’a jamais réussi à dire. Ces je t’aime sans toi la vie aurait moins de couleurs sans toi j’ai si peur du vide.
(suite) ...
Talandier sent bien les fissures que ça a provoqué dans le bonhomme. Chaque jour, il monte sur le toit avec sa peine et tout l’amour qui lui reste. Il travaille, un peu lourd et maladroit. A présent, pour marcher et s’asseoir au bord du toit, il se tient à quelque chose de très beau. Ce point de vue sur le jardin par exemple. Un jardin qui, comme la maison avant le chantier, n’a pas été visité depuis des dizaines d’années. On ne sait plus où est l’entrée, mais peu importe. Comme personne n’était là pour l’observer, pour lui apprendre à être jardin, il est parti dans tous les sens. Des branches à l’horizontale, des nids par grappe, des buissons de ronces de la taille d’une baraque à frites. Des bouquets d’herbes hautes avec des épis aussi drus que ceux de Théo quand il se lève. Ça piaille, ça bourdonne, ça invite le soleil et le vent. Un joyeux désordre !
Talandier se penche et, doucement, les "plic plic" qui se sont accumulés dans son cœur comme une bassine qui se remplit sous une gouttière, arrosent le jardin. Des petites réserves de pluie au sol. Les oiseaux y pataugent sans crainte. Sans crainte, Mandier regarde au loin. Sans crainte Talandier s’habitue aux mouvements de l’air. À ce qui tangue, mais ne coule pas. Il oublie un instant le poids de ses grosses chaussures et le trafic de la pelleteuse. 
Le propriétaire a commandé qu’on enlève la terre pour la piscine et Lepoutre creuse depuis ce matin. La pelleteuse lui obéit au doigt et à l’œil. Pas question de saccager le jardin. Au bout d’un moment, il plante le godet dans le talus qu’il vient de dresser entre le trou et une rangée de vigne devenue sauvage. Silence dans le soleil de midi. Oiseaux timides. Lepoutre s’est assis à l’ombre du tilleul et fait un signe d'ami à Talandier.
– Une piscine ! Il sait vraiment pas quoi foutre de son fric le proprio ! La rivière est à 4 km ! 
Puis, il s’essuie les mains sur son pantalon et coupe son sandwich en deux. Un morceau pour lui, l’autre pour Talandier.